Pourquoi Biocoop devient Carrefour ?

Alexis Canto
7 min readApr 1, 2020

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En tant que Directeur Conseil chez Pixelis, j’ai eu la joie et fierté d’accompagner Biocoop dans ses stratégies de marques et de communications pendant près de 10 ans. Biocoop a marqué les esprits par ses ambitions de pionnier du bio et a contribué fortement à faire changer les pratiques de productions agricoles et de consommations en France. Le réseau de magasins alternatifs était clivant et s’assumait comme tel. Souvent critiqué pour ses prises de positions et dénoncé par ses détracteurs comme « militant chiant écolo », il a imposé ses pratiques responsables et a transformé la stratégie de l’ensemble des distributeurs français.

La saisonnalité chez Biocoop (2014) puis chez Carrefour 5 ans plus tard.

Avec une augmentation de chiffre d’affaires en hausse de seulement +11% (contre +13,5% et +25% les 2 années précédentes), Biocoop est à la traîne. Le marché du bio évolue lui à +22,2%, soit 2 fois plus vite que l’enseigne.

Face à cette situation, Biocoop est en mutation depuis 3 ans : elle lisse son image et devient plus consensuelle. La marque a clairement décidé d’abandonner son esprit de challenger qui a fait son succès et adopte aujourd’hui une posture de leader.

En cela, Biocoop se rapproche beaucoup de la stratégie de marque de Carrefour. En effet, face à des concurrents aux fortes aspérités comme Leclerc (le moins cher), Système U (coopérative locale) ou encore Intermarché (Producteur Commerçant), Carrefour cultive une image rassurante et inclusive avec l’ambition d’assurer la transition alimentaire.

Dernier acte fondateur de la marque Carrefour : Act For Food, pour une transition alimentaire. L’enseigne s’est engouffrée elle aussi sur le terrain de jeu de Biocoop, comme toutes les autres enseignes GMS.

Je déplore fortement ce changement chez Biocoop. L’enseigne est un nain économique fasse aux grands distributeurs conventionnels (Biocoop fait 1,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires quand Carrefour en fait 80 milliards). En abandonnant son rôle de défricheur, elle se met au même niveau que ses concurrents avec une même proposition de valeur mais avec beaucoup moins de capacités d’actions. A mon avis, à choisir entre bonnet blanc et blanc bonnet, les consommateurs préfèreront l’original et iront faire leurs courses bio chez Carrefour.

Pourquoi ce changement ? Mon analyse tient à 5 actes fondateurs de la transformation de Biocoop en Carrefour.

Acte #1 : la démocratisation du Bio, mission réussie.

Biocoop portait dans son ADN une volonté farouche de développer la bio en France, les magasins n’étant qu’un moyen pour accomplir sa politique de création de nouvelles surfaces en agriculture biologique en France. Il y a encore 10 ans, Biocoop se félicitait alors de voir leurs concurrents conventionnels s’intéresser au bio.

« Je trouve ça bien que la grande distribution se mette au bio. Biocoop a toujours été d’accord pour que tout le monde puisse accéder aux produits bio. »
Interview de Claude Gruffat dans Paris Match, le 13/11/15

Force est de constater que cette mission a réussi brillamment : 9,5% des fermes françaises sont certifiées bio pour 7,5% de la surface agricole utile française (3,9% en 2010). Le marché du Bio a triplé en 10 ans à 9,7 milliards d’euros (3,3 milliards d’euros en 2010) avec un taux de pénétration de 97,6% dans les foyers français : quasiment tout le monde consomme du bio aujourd’hui.

Sur un marché bio devenu structurant, et non plus une niche, pour toutes les enseignes conventionnelles, Biocoop ne peut plus revendiquer sa place de magasin alternatif qui propose du bio. Pour survivre, l’enseigne doit attirer dans ses magasins de nouveaux consommateurs moins militants, venant de la grande distribution.

Acte #2 : des magasins militants aux magasins commerçants

Pour répondre à l’essor du bio en France et à ce changement de paradigme, Biocoop, comme tous ses concurrents spécialisés, est poussé à créer le plus de magasins possibles pour garder ses parts de marchés. 70 ouvertures de magasins Biocoop ont eu lieu en 2019, soit plus de 10% de son parc (630 magasins répertoriés à date). J’ai souvent discuté avec les dirigeants et les patrons de magasins de Biocoop qui m’expliquaient alors que pour suivre cette forte expansion de leur réseau, ils devaient intégrer des patrons de magasins dont le retour sur investissement est prioritaire à la transformation de l’agriculture française. Moins militants mais très pragmatiques, ces nouveaux patrons de magasins font désormais bouger les lignes chez Biocoop et sont de plus en plus présents au Conseil d’Administration de l’enseigne. La transition agricole politisée est ainsi rangée au second plan. L’efficacité commerciale, la qualité d’exécution en magasin et la rentabilité sont désormais la priorité.

Acte #3 : des concurrents vampirisant l’ADN de marque de Biocoop

Biocoop a été une marque pionnière sur des enjeux allant au-delà du bio : commerce équitable, approvisionnement local, saisonnalité… Le tout avec une posture assez revendicative. Aujourd’hui, toutes ces thématiques et ces positionnements ont été récupérés (voire plagiés) par l’ensemble des autres enseignes.

Le local chez Biocoop (2015) puis chez Système U 4 ans plus tard
L’engagement « carotte » chez Biocoop (2017) puis chez Naturalia 1 an plus tard

Iconoclaste hier, Biocoop est devenu standard aujourd’hui. Afin d’attirer tous les consommateurs de bio dans leurs magasins (et non plus seulement les militants de la première heure), la marque a opté pour une posture plus inclusive où tout le monde se rassemble, quelle que soit sa catégorie socio-professionnelle. J’ai pu assister petit à petit au changement de ton de communication de l’enseigne : moins avant-gardiste, plus ouverte et positive. Elle veut désormais parler fort en investissant de plus en plus massivement en budget médias. Toutefois, si Biocoop a un budget de communication qui a été multiplié par 4 en 5 ans (de 1M€ à 4M€), il est seulement le 5ème annonceur sur le bio en France (derrière E.Leclerc, Intermarché, Système U et la Vie Claire). Ce qui limite l’impact de ses prises de paroles auprès du public.

La copie pub de Biocoop 2019 : l’enseigne veut désormais rassembler tout le monde et ne plus être clivant.

Acte #4 : une marque lissée, des aspérités perdues

Pour ce pionnier, l’heure n’est donc plus à la différenciation mais à l’inclusion : tout le monde peut aller chez Biocoop. Cette posture est revendiquée dans son logo modernisé et sa signature de marque en 2019 : plus arrondis et ouverts. L’ancien logo était perçu comme trop engagé et austère. Cette ouverture répond à la stratégie commerciale de recrutement de nouveaux consommateurs.

Ancien logo avec la signature revendicative « achetons responsable » — nouveau logo avec la signature fédératrice « la bio nous rassemble ».

Pour essayer de retrouver l’aspérité perdue, l’enseigne lance en 2020 un auto-label « avec nos paysans associés » (c’est à dire que Biocoop se certifie lui-même) et un autre label qui revendique une bio issue du commerce équitable. Après l’échec de Biocohérence en 2010, la faible progression commerciale des produits « Ensemble », cette politique ne me semble pas être la bonne. En effet, si la démarche est légitime, elle n’est pas unique et se noie dans la concurrence des multiples labels. Mon expérience démontre qu’un label émerge seulement s’il est fortement soutenu par de nombreux industriels et enseignes (dernier succès à date : le nutriscore). Selon moi, en étant trop centré sur soi, Biocoop brouille son message et perd une occasion de se faire mieux comprendre par les consommateurs.

Les 2 nouveaux labels portés par les produits Biocoop au centre. Les anciens labels à gauche. Deux nouveaux labels concurrents créés rien qu’en 2020 à droite.

Acte #5 : une politique RH incisive

Le dernier acte de la transformation de la marque Biocoop en Carrefour est celui de sa marque employeur. Fini le temps des dirigeants militants écolos de la première heure (son président historique, Claude Gruffat, est désormais député européen chez Europe Ecologie — Les Verts). Les « pros » de la distribution conventionnelles sont désormais au pouvoir chez Biocoop, notamment des anciens de Carrefour qui sont partis il y a 3 ans lors du plan de restructuration.

L’éviction du DG Orion Porta en 2019, pourtant patron de plusieurs magasins Biocoop bien intégré dans le réseau, est symptomatique. Son remplaçant est maintenant Eric Bourgeois, pur produit Carrefour. Depuis son arrivé, c’est l’ensemble du comité de direction de Biocoop qui semble devenir un Alumni de Carrefour. Dernier venu début 2020 : Philippe Bernard en tant que directeur de l’offre, 20 ans de Carrefour au compteur.

Ce mouvement démontre clairement une envie de se professionnaliser davantage et de se structurer comme les grandes enseignes nationales, dans une quête d’efficacité commerciale, et non plus dans une vision politique transformatrice singulière. Pour ma part, en tant que citoyen, je le déplore.

Campagne d’affichage 2019. Une image douce et positive associé à une conception-rédaction qui arrondie les angles du message pour ne heurter aucun consommateur.

La thématique de « perdre son âme » a toujours été récurrente dans mes échanges avec Biocoop et est toujours un débat interne entre les patrons de magasins. Malgré tout, la marque a décidé aujourd’hui d’adopter une stratégie et un positionnement équivalents à ceux de Carrefour. Certes, sa nouvelle posture de leader inclusif est légitime et redistribue ainsi les cartes sur le marché du bio. Après avoir été copiée pendant plusieurs années (mais aussi conspuée), l’enseigne rentre ainsi dans le rang pour recruter des consommateurs. Sans grand combat politique visionnaire, l’enseigne bio peut se déliter par son manque de singularité. Ma conviction profonde est que Biocoop a beaucoup à perdre car, à ce jeu, c’est rarement le plus petit qui gagne.

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Alexis Canto

Maison de qualité fondée en 1981. Directeur Conseil ou Brand Psychologist, j’aide à construire vos marques pour les rendre belles, responsables et performantes.